CONTRE-CHAMP n°1 (1997 association Contre-Champ)

(" La bande dessinée / histoire, développement, signification ") pages 49 à 63

par Juliette RAABE  

ELVIFRANCE
FRAGMENTS ARRACHES AU CHAOS

    Prendre pour objet les publications d'ELVIFRANCE, représente doublement une gageure: à cause du caractère complexe et quasi insaisissable du corpus; à cause de l'image fortement négative qui lui est attachée.

    ELVIFRANCE, rappelons-le, représente la branche française des éditions italiennes EDIPERIODICI, dont elle a repris une partie des séries de fascicules de bandes dessinées pour adultes, toujours imprimées en Italie, au demeurant, et qui connurent dans notre pays un certain nombre d'avatars sur lesquels nous reviendrons. Les quelques remarques qui vont suivre se limiteront à l'observation de cette branche française, même si l'on peut noter que certains critères culturels nationaux ont pu présider au choix des séries adaptées en français ou expliquer leur faible durabilité dans notre pays, comme le goût spécifiquement italien pour l'antiquité, la mythologie et la tradition boccacienne.

    L'activité d'ELVIFRANCE s'est étendue sur près de vingt ans ( 1970 -1990), multipliant des séries de durée inégale ( de deux cents à moins de dix titres) (l), à un point tel qu'il s'avère difficile d'en reconstituer un panorama complet. C'est ce que nous avons, cependant, tenté de faire, sans jamais prétendre à l'exhaustivité, en procédant quelquefois par recoupements ou par déduction, en particulier pour la datation, celle-ci ne figurant pas toujours sur le fascicule lequel d'ailleurs n'a pas toujours fait l'objet d'un dépôt légal, qui, lorsqu'il a eu lieu, n'implique pas obligatoirement que les catalogues de la Bibliothèque Nationale en aient conservé la trace.
    Quant à la bibliographie, elle est maigre, même si elle s'illustre par un article percutant et un ouvrage qui ne l'est pas moins. Diverses mesures de "censure" ont jalonné la carrière d'ELVIFRANCE d'interdictions à l'affichage, à la vente aux mineurs et à toute forme de publicité, ayant pu même entraîner des disparitions passagères. Ainsi, une interdiction particulièrement spectaculaire devait frapper en 1973, par un décret de Marcellin, alors ministre de l'Intérieur, huit séries mensuelles publiées par cette société (Goldboy, Jacula, Lucrèce, Isabella, JungLa, Lucifera, Venus de Rome et Sam Bot). Un virulent Lundi de Delfeil de Ton (2) tourna en dérision cette croisade morale aux attendus plus pervers sans doute que les publications visées, d'autant qu'elle coïncidait avec la levée de l'interdiction frappant jusqu'alors le roman de Boris Vian, J'irai cracher sur vos tombes qui avait fait scandale quelques années plus tôt. Quant à l'étonnant album de Lo Duca, sous-titré "Essai sur les obsessions sexuelles à la lumière des bulles contemporaines" (3), il confirme l'optique du théoricien de l'érotisme au cinéma. Cet ouvrage important, auquel nous nous référerons plus d'une fois, présente, cependant, par rapport à notre projet, un double inconvénient: être fondé essentiellement sur l'édition italienne -EDIPERIODICI ou autres -et laisser dans l'ombre une part importante de l'intérêt que peuvent présenter ces publications. 

    Mais, en préalable à l'étude d'ELVIFRANCE, il nous a semblé indispensable de revenir rapidement sur l'aspect historique, à savoir l'émergence de la bande dessinée pour adultes, et l'appareil légal qui, dans notre pays, a permis d'en limiter, avec plus ou moins de succès, les débordements.
    Nous aurons l'occasion de revenir sur les paratextes abondants et diversifiés proposés par les fascicules ELVIFRANCE, mais il en est un que l'on retrouve sur toutes les premières de couverture, la mention "Collection pour adultes " remplacée plus tard par "Bande dessinée pour adultes", ou, plus simplement et sybillinement, "Bande dessinée adulte" (sic ).
    On a souvent tendance à situer dans l'après 68 l'explosion des codes et le franchissement général des tabous, sexuels en particulier. En fait, le véritable bouleversement a lieu durant la grande époque gaullienne des années 60, et 68 aura, dans ce domaine, essentiellement pour effet de légitimer et de démocratiser des transgressions qui marquent la période précédente. Consommant ainsi le passage, classique, d'une phase I: marginalité et contre- culture savantes, à la phase II : popularisation et diffusion de masse (4). Avant d'atteindre la phase III : régression de la diffusion de masse au profit d'une récupération "mondaine" (5). Généralement elle-même suivie d'une phase IV: "retour à la censure" qui garantit la limitation institutionnelle au public lettré. Et ainsi de suite...
    Sans même parler d'Histoire d'O, frappée à trois reprises ni d'Emmanuelle (paru pour la première fois "sous le manteau" en 1963), on peut rappeler que les premiers SAS de Gérard de Villiers (qui innovait en introduisant sexe et violence hard dans le roman d'espionnage) parurent à partir de 1965. Quant à la bande dessinée pour adultes, elle existait, sans dire explicitement son nom, aux Etats-Unis, dans les pages illustrées des quotidiens et dans leurs suppléments dominicaux, telle la série des aventures de Dick Tracy (6), équivalent BD des récits noirs hard boiled, bien avant l'explosion de la bande dessinée contestataire (illustrée en particulier par Robert Crumb -Fritz the cat -et Gilbert Shelton -Fat Freddy -) qui marquera les années 70. Par contre, c'est dès le milieu des années 60, qu'émerge de notre côté de l'Atlantique une bande dessinée nouvelle qui tourne le dos à la tradition de la BD enfantine ou même simplement familiale. Si, en Italie, le phénomène se produit d'emblée au niveau des fascicules populaires, en France, la rupture se marque avec les albums reliés et relativement luxueux, publiés par Eric Losfeld aux éditions du Terrain Vague: tels Barbarella (1ère édition : 1964, initialement publiée dans V magazine dès 1962) de Jean- Claude Forest, Les Aventures de Jodelle (1966) et Pravda la Survireuse ( 1967) de Guy Pellaert… Tous albums qui valurent à leur éditeur des interdictions (affichage, vente aux mineurs, publicité), au nom de la Loi sur le contrôle des publications destinées à la jeunesse, promulguée le 16 juillet 1949, maintes fois amendée (renforcée en fait) par la suite et en vigueur jusqu'à nos jours. Le débat sur la protection morale des enfants, débat dont la cible aujourd'hui, et pour cause, n'est plus la BD mais la télévision, le Minitel et les jeux vidéo, n'a pas cessé d'alimenter des polémiques répressives plus ou moins troubles (droite/gauche), et l'on peut sourire de retrouver, presque mot pour mot, aujourd'hui, les accents qui animèrent les zélateurs de la loi de 49 lorsqu'il s'agissait simplement, à l'origine, de protéger nos enfants des fascicules corrupteurs du Fantôme, champion du bien, sous le prétexte qu'il portait un masque et n'exerçait dans la société aucune fonction rétribuée.
    Mais pour revenir aux adultes, et, comme l'on sait, il n'est si bonne incitation à la transgression qu'une morale répressive, ce sont les pays catholiques méditerranéens qui en constituent le terrain d'élection. En 1960-70, l'Espagne est encore hors jeu, du fait du franquisme. L'Italie, par contre, en proie aux affrontements déchirants entre la vieille culture catholique, l'influence américaine et le miracle économique, marque le coup dès le milieu des années 60 qui virent éclore dans tous les kiosques transalpins une invraisemblable floraison de bandes dessinées pour adultes aux titres évocateurs (épouvante et sexe mêlés), tels que Diabolik, Demoniak, Fantasm, Genius, Killing, Kriminal, Masokis, Sadik, Satanik, Spettrus, Superwomen, Tetrus, Vampir, pour n'en citer que quelques- unes (7), bientôt suivies de tentatives photographiques (on sait que l'inventeur du roman-photo n'est autre que l'Italien Cino Del Duca) dont la série Satanik, traduite en français et maintes fois frappée par "la censure", est le plus beau fleuron. Pour revenir à notre propos, ce n'est pas moins d'une soixantaine de séries différentes sur lesquelles nous avons pu retrouver le sigle EF, mince paratexte de couverture cantonné dans un triangle de couleur et que ne viennent compléter, en tant qu'informations purement textuelles que le titre du fascicule (avec ou sans nom de série), l'indication -obligatoire -"Bande dessinée adulte" déjà évoquée et la mention du prix. Celui-ci, de 2 F à l'origine, se trouvant à l'occasion suivi de l'indication des prix pratiqués dans les pays suivants: Belgique, Algérie, Suisse, Maroc, Canada. Triomphe de la francophonie qui laisse toutefois rêveur lorsqu'il s'agit de pays du Maghreb et, en particulier, de l'Algérie, sortie alors depuis à peine dix ans de la guerre d'indépendance.
    Une grande irrégularité préside aux éléments mis en place pour le repérage des différentes séries. Tantôt le titre de la série (on en verra quelques exemples ci-dessous) est le nom du personnage (Jacula, Isabella, Maghella... ) ou encore un terme choc, qu'une typographie recherchée transforme en un véritable logo (cf. Zara, Incube) dont la mise en page sur la couverture peut quelquefois concurrencer l'illustration proprement dite. Plus tard, la série ne sera identifiable que pour un initié, capable de repérer la présence d'une petite zone colorée, ou encore d'une simple lettre, initiale d'une couleur par ailleurs invisible, indices renforcés éventuellement à l'intérieur du fascicule par un logo accompagnant généralement la liste des titres disponibles dans la série et le bon de commande correspondant. A noter, au demeurant, le caractère graphiquement clair, mais génériquement brouillé, de ces logos (tête de rapace, tombeau surmonté d'une croix de Malte, coeur cloué), ou "illustrations d'annonce" (mains crochues tenant un objet qu'on suppose être un fascicule) sensés renvoyer respectivement au thriller, au fantastique ou à la Science Fiction.
    A première vue, la difficulté semble moindre si l'on tente d'établir un classement dans l'ensemble des titres de séries proposées dont une partie renvoie à des catégories génériques identifiées :
    -Fantastique/Epouvante (Outre-tombe, Terror, Incube, Ténèbres) parmi lesquels les histoires de vampires modernes (Jacula)
    -Epouvante non surnaturelle ou thriller ( Electrochoc, Histoires noires...), ou fait divers spectaculaire (Histoires sanglantes)
    -Science Fiction, exotisme extra-terrestre (Zordon)
    -Erotisme à connotations historiques (antiques ou non), exotiques, fantastiques ou autres, en particulier ce que j'apellerais le "merveilleux libertin" (Jacula -cette superbe blonde vampire au nom évocateur -, Lucifera, Lucrèce, Jungla, Isabella, Maghella -en italien : petite magicienne... aux aventures salées suggérées dès le titre: Il était un doigt ou encore Sus aux Klitorides ). Pornographie (BD hard ).
    -Comique troupier au sens large (Salut les bidasses) ou "sexe et rigolade" (Sam Bot, Zip, Les Cornards...)
    Ailleurs le codage est flou avec ses couleurs inépuisables (Verte, Rouge, Grise, allant jusqu'à sept couleurs simultanées dans la dernière période) ou encore ses titres à la limites du paradoxe, comme Prolo, dont la lecture nous fera découvrir le héros, Speedy, dit le gonze à l'aise, dont le remarquable outillage sexuel lui permet de baiser les patronnes et -métaphoriquement parlant -les patrons.
    Quoi qu'il en soit, les références génériques trouvent une très partielle confirmation dans l'examen des quelques 320 titres de fascicules que nous avons pu retrouver (ensemble représentant vraisemblablement moins de 20 % de la production totale), même si le partage Fantastique/Science Fiction semble bien peu rigoureux et si le calembour leste tend à effectuer un peu partout des incursions. Tendance à l'omniprésence du sexe que confirme, avant même l'entrée dans le récit proprement dit, l'examen des illustrations de couverture (femme(s) dépoitraillée(s) obligatoire(s) et des paratextes publicitaires abondants qui, dans chaque fascicule, apparaissent à l'occasion de la présentation des autres séries disponibles ou encore de telle ou telle messagerie télématique.
    Cette première approche tend à confirmer le point de vue de Lo Duca: sous des oripeaux divers, c'est toujours de sexe qu'il s'agit et, au fil des années, de pornographie (im)pure et. simple.
    C'est pourtant cet "(im)pur et simple" qui s'avère poser problème dès que l'on examine de plus près les documents concernés. Certes, la dimension "catalogue" des situations et des positions érotiques, voire "répertoire des perversions" telles qu'elles furent exposées par Krafft-Ebing dès le début du siècle (8) est bel et bien omniprésente. Encore faut-il démontrer que tout le reste n'est que prétexte, habillage, alibi, et que le mélange ne constitue pas, en lui-même, un fait essentiel. A ce propos, deux observations: tout d'abord la confrontation des publications ELVIFRANCE avec des publications concurrentes comme les différentes séries de BD pour adultes, également vendues en kiosques, sous le sigle "Comics Pocket" intégrant le logo des Presses de la Cité: Aventures fiction, Etranges aventures, Spectre, Hallucinations, ou encore adaptées de séries romanesques (Coplan, La Louve etc.)...Quoique visant sans doute le même public, mais présentant un aspect normé (sujets, structures du récit, graphismes...) celles-ci convenaient sans doute mieux (sinon au public) du moins à un grand éditeur que le fourre-tout proposé par ELVIFRANCE. D'autre part, nombre de lecteurs anciens dont on n'a aucune raison de suspecter la bonne foi, affirment avoir apprécié les publications d'ELVIFRANCE pour bien d'autres raisons que le sexe seul, même si les scènes hard en faisaient partie intégrante.
    Par ailleurs, si l'on peut constater d'emblée (CQFD) une très grande inégalité de qualité, tant dans la structure des récits que dans le dessin, il n'en faut pas pour autant jeter le bébé avec l'eau du bain et il convient de rappeler que de grands dessinateurs n'ont pas dédaigné de travailler pour EDIPERIODICI, même si les noms d'auteurs n'ont pas toujours été mentionnés (9). Par exemple: Milo Manara qui dessina, entre autres, une grande partie de la série italienne Genius, ainsi que les Jolanda et les premiers numéros de Terreur repris par ELVIFRANCE ; Stellio Fenzo, assistant de Hugo Pratt et dessinateur de Jungla, Sandro Angiolini (Isabella). Pour mémoire, Magnus avait dessiné et signé parfois les aventures de Satanik et de Kriminal durant près de dix ans.
    Pour en revenir aux collections en tant qu'ensemble de récits en bandes dessinées, porteurs d'un certain nombre de traits stables ou variables, on s'attendrait à y trouver une ligne directrice, des repères qui, par delà les variantes génériques déjà évoquées, nous paraissent indispensables pour prendre en considération un corpus éditorial. Je m'explique: si l'on prend, par exemple, la cas du Fleuve Noir, dernier représentant des grands éditeurs populaires français, il n'est pas impossible de mettre en évidence, au moins jusqu'à la fin des années 80, un certain nombre de traits structurant l'ensemble de la production si diversifiée fût-elle.
C'est à la recherche de tels traits structurants que nous partirons maintenant à travers le foisonnement des parutions ELVIFRANCE. Nous avons déjà vu que nous ne trouverons ces traits, ni à travers la continuité et la claire définition des séries, ni par l'établissement d'une liste lisible d'auteurs, ni même au travers d'une galerie de portraits de héros, ceux-ci se révélant le plus souvent issus d'une combinaison instable d'éléments préexistants. Même les héros les plus marquants comme Maghella manifestent une fantaisie, une capacité d'improvisation au sens narratif qui donne, me semble-t-il, même aux séries consacrées aux aventures d'un seul personnage un caractère fragmentaire et cahotant.
    Le lexique, tel qu'on peut le saisir à travers les divers niveaux de titrages (séries et épisodes) et à partir des importants paratextes de type promotionnel, manifeste une organisation tri-polaire assez stricte: d'abord tout le registre de la mort, avec son appareillage de squelettes, momies, cimetières, de la peur, de l'étrange ou de la féerie, de la monstruosité terrestre ou spatiale; de la violence avec une prédilection pour les agressions sanguinaires et les fragmentations. Le sexe, avec ses sous-entendus graveleux dans les titres, ses femmes dénudées obligatoires, ses pratiques réputées perverses, les nombreux viols ayant souvent pour effet soit d'autres violences (vengeances sanguinaires) soit des naissances aberrantes voire monstrueuses (pont avec le premier registre). Le rire, même s'il constitue le ressort privilégié de certaines séries, pousse en fait ses excroissances jusque dans les tombeaux où la mort, le mort parfois, ne dédaigne pas le calembour. Le gag, visuel ou verbal, fait incursion dans des territoires abominables, par le biais des rebondissements les plus extravagants (un exemple: La différence où le problème des extra-terrestres venus sur terre est d'éviter de se faire repérer par leur seule différence, la couleur de leur sperme. Ailleurs, dans la série L'Eclatant, c'est un bricoleur fou qui déclenche sur son passage explosions catastrophiques et éclats de rire sans dédaigner pour autant les satisfactions de la chair. Et l'imagination débordante de Maghella l'amènera à des créations dignes des Machines célibataires de Michel Carrouges, comme "la machine à cunnilinctus pour laiderons".
    Un autre trait remarquable (également observable dans de nombreuses publications au statut culturel dévalorisé), l'abondance de références culturelles prestigieuses. Ainsi ces exergues adaptés ou non au contenu du récit qu'ils introduisent. Et si l'on ne comprend pas toujours ce que viennent faire Pétrarque ou Sophocle, on peut saluer la remarquable pertinence de la citation d'Athalie en tête de Lugubre Signal, histoire fondée sur la fragmentation progressive d'un corps. En tout état de cause, hors-texte et inter-texte génèrent des ouvertures et des ponts, sans doute plus perceptibles au public italien (Contes malicieux et tradition du Décaméron ). La dérivation, l'imitation à partir de modèle savants ne débouchent que rarement sur le véritable plagiat, même si l'on peut se poser la question à propos de l'univers concentrationnaire représenté dans L'Astéroïde des damnés, riche de nombreuses références culturelles en dehors même des Carceri de Piranèse. En fait, la référence est omniprésente, ne serait-ce que dans les écarts sexuels qui prennent sens en fonction des Manuels de confesseurs, comme l'a montré Lo Duca, dans l'ouvrage déjà cité.   


L'ASTEROÏDE DES DAMNÉS, dans l'univers concentrationnaire galactique. De nombreuses planches ou cadres de ce fascicule sont inspirées, plus ou moins directement, de Piranèse que le dessinateur a su compléter de scène de son cru qui préservent habilement l'esprit de l'artiste.

Giovanni Battista Piranesi dit Piranèse (1720-1778), gravure tirée de la scène des Carceri (Prisons) planche III

    Il est certain, en effet, que, dans la représentation des sexes (femme exhibée, homme montré plus discrètement), dans le choix des scènes privilégiant le sado-masochisme ( on pense aux Larmes d'Eros de Georges Bataille (1961), la nécrophilie et la sodomie, une certaine constance peut être observée. Mais, dans cette constance même, apparaissent des éléments de déplacement et de brouillage : dans ces conduites et ces corps monstrueux appartenant le plus souvent à des extra-terrestres qui constituent un véritable leitmotiv, support cathartique aux fantasmes les plus fous, même s'ils sont souvent, à proprement parler, parachutés dans un récit qui peut se dérouler dans une période historique quelconque, de l'antiquité égyptienne à l'an 3000. L'anormalité humaine étant, si l'on veut, projetée en hors-champ dans les espaces inaccessibles de l'ailleurs et du demain, consommant une quête analytique "à rebours". Ainsi, grâce au recours successif ou conjugué aux débordements imaginatifs de la magie et de la science tout devient possible, bien qu'une certaine exigence explicative -plus proche toutefois du non-sens que de la raison -se manifeste. Ainsi, lorsque le héros aperçoit, au loin, dans le désert du Nouveau Mexique, deux femmes qui se déchiquètent mutuellement en accompagnant leur destruction de manifestations bruyantes de bonheur et de plaisir, une explication -si délirante soit-elle -est toutefois donnée: il s'agit d'extra-terrestres - encore -qui, dépourvues de chair, donc de sensations, viennent sur Terre pour endosser nos corps et connaître enfin l'ivresse de la douleur.
    Cet alliage récurrent entre sexualité et Science-Fiction constitue l'un des traits les plus originaux de ces histoires dont il justifie tous les débordements tant narratifs que graphiques en fournissant une raison plausible à la fascination de tout un public jeune, amateur de SF, à qui ce dernier genre, sous ses formes littéraires ou cinématographiques, n'a longtemps proposé qu'un ascétisme rigoureux.
    En résumé, peu de constantes, confusion du territoire des genres dont la carte semble irrémédiablement perdue, idéologie contradictoire, jusque dans l'image de l'étranger, ou mieux encore de la femme. Ici exhibée, violée, torturée, ailleurs maîtresse du récit (voir les séries éponymes) et parfois du monde. A côté des victimes, se dresse ainsi toute une galerie d'héroïnes indépendantes et combatives, en particulier dans les séries historiques (lsabella doit sans doute beaucoup à Angélique, marquise des Anges), fantastiques (vampiresses, telles Jacula ou Zara), semi-fantastiques avec leurs sorcières multiformes, exotiques avec leur virginale Jungla, équivalent féminin de Tarzan.
    Dans cet univers déréglé, le lecteur n'a que peu de bouées auxquelles accrocher quelques certitudes: le ridicule de l'homosexualité masculine (l'homosexualité féminine, par contre, fréquemment représentée, peut l'être aussi bien de façon positive que négative, ainsi, dans La Communauté du mal, une étudiante droguée et séduite par la maîtresse de son père, lui exprimera au matin une horreur et un mépris si violents que cette dernière n'aura d'autre ressource que de l'étrangler).
    Restent heureusement quelques repères visuels, tels des balises flottant sur un océan démonté: cette entrée dans le récit, qui adopte un modèle constant avec sa pleine page "paisible" situant de façon réaliste le lieu et le moment de l'action qui débutera à la page suivante. A la limite de la carte postale de voyage ! Et puis il y a les visages des personnages, volontiers évocateurs de vedettes de cinéma, tels Delon ou Belmondo dont les noms des personnages, à peine déformés, viennent renforcer la crédibilité. Et on aura aussi, comme le note Lo Duca, la surprise de découvrir, au détour d'un récit, Churchill, De Gaulle ou... Fellini.
    On aura constaté sans peine que notre tentative pour dégager des constantes se solde par un échec, la plupart des constantes découvertes. ne constituant qu'un élément de brouillage supplémentaire. Et, effectivement; la conclusion à laquelle on est irrévocablement amené, est celle du triomphe général du hors-norme institué en unique règle !
    L'inintelligibilité du récit est fréquente, rendant le résumé de l'action quasi impossible. Le marquage d'une séquence à la suivante est souvent éludé et l'on passe, sans préavis, d'un siècle, ou d'un astre, à un autre. Contrairement à ce qui se passe dans les romans populaires, récit dans le récit, construction en abîme, flash-back sont monnaie courante. Nous avons déjà souligné la fréquence d'apparition de personnages ou de comportements inclassables, de monstres absents de tout répertoire (tels ces quatre hippoqueues dont un jeu graphique de labyrinthe propose de deviner lequel obtient la fellation prodiguée par Maghella (10). Malgré la fréquence des "exhibitions", un jeu constant s'instaure entre voyeurisme et invisibilité sur le thème omniprésent du caché/montré. Le recours fréquent au dessin des sexes ou des accouplements en ombre chinoise va au-delà d'une simple technique picturale. L'invention, ici, est inépuisable qu'illustre le strip-tease d'une momie égyptienne dans une aventure de Jacula, Le baiser de la momie et plus encore l'étonnante Femme voilée. Malgré les indices nombreux (dont le premier est l'exergue de Céline) et différentes remarques sur d'autres étrangetés de la mystérieuse, malgré les hypothèses formulées par les personnages .'normaux" du récit, il faudra attendre le milieu de l'histoire pour voir enfin ce que cache le voile, ou, plutôt où se trouve ce qu'il ne devrait pas cacher.


LA FEMME VOILÉE, fascicule non daté (vraisemblablement fin des années 70), sans indication de série, illustration remarquable du caché/montré que renforce, dés la page du titre, l'exergue de Louis-Ferdinand CELINE : Dès que dans l'existence ça va un tout petit peu mieux on ne pense plus qu'aux saloperies " (souligné par moi).
Sur le plan de la mise en page, on notera le contraste entre la femme voilée d'un dessin particulièrement net et le décor sur lequel elle s'inscrit, difficilement interprétable (en fait le tableau de bord d'une soucoupe volante) qu'agrémente le personnage rapporté de la femme nue, suspendue -à quoi ?- et dont les seins et le bas ventre sont opportunéments voilés par le faisceau de mystérieux rayons, faisant ainsi écho au personnage principal.

On l'aura deviné: se souvenant, peut- être, de la peinture de Magritte (Le Viol, 1934), le dessinateur a placé la bouche de la dame sur son bas-ventre, intervertissant les places respectives de nos deux orifices naturels (rien n'est dit de l'anus, pourtant volontiers évoqué ailleurs !), et générant une obscénité inédite lorsque la femme voilée relève sa jupe pour manger ou, mieux, encore, pour parler au micro.
    La pornographie ici côtoie sans cesse le gag. La géométrie elle-même est profanée dans des jeux topologiques qui poussent la symétrie jusqu'à l'absurde ou, au contraire, destructurant l'image, entremêlent les plans de façon aberrante, faisant des corps pourtant intacts des personnages un amas de fragments aux proportions irréelles, aux duplications fascinantes auxquelles les viols collectifs fournissent un fallacieux prétexte.
    Fragmentation, réversibilité, contradiction, dénégation sont de règle. Les logos basculent (horizontalité/verticalité) sans cause apparente (comme le coeur cloué par un phallique poignard au pommeau en forme de crâne qui signale la Série Verte). La récurrence de certains termes s'accompagne d'une inversion grammaticale qui introduit une faille entre deux titres pourtant chronologiquement voisins tels Orgies de sang et L'île des orgies. Une des dernières séries, dite Grise, propose dix-sept premiers titres dont la dominante évoquerait plutôt le Roman sentimental (Histoire de famille, Merci, mon amour; La coopérative de l'amour, Un homme simple, Mon cher journal etc.), ces titres bénins recouvrant, en fait, des histoires particulièrement hard, tant sur le plan du sexe que de la violence. A ces brouillages volontaires, les aléas d'une traduction hâtive viennent encore ajouter une opacité supplémentaire: interversions des genres et des nombres, des noms propres et des noms communs.
    Néologismes, peut-être inconscients, comme ce MONSTRUEL! qui inaugure la liste {PHALLIQUE ! EXCITANT !) des qualificatifs publicitaires d'une nouvelle collection.
En un mot, le Chaos.
    Mais ce chaos, fait sens. Il est le propre de L'Art Brut (11) qui érige le mélange en manifeste silencieux. Il puise aux racines de la culture populaire dont Bakhtine (12) a montré que la constante réversibilité est l'une des caractéristiques fondamentales. Il brasse dans son chaudron pré-génésique (13) la triade des émotions primaires que sont le rut, la peur et le rire. En ce sens, il se rattache clairement à la tradition carnavalesque qui, après le Grand Guignol (14), revit aujourd'hui dans le Gore cinématographique et littéraire, qui se complaît dans l'évocation des corps éclatés et des retournements topologiques et dans la confusion, honnie, des genres (15). Il est le chaos originel, le ça des profondeurs, le mister Hyde qui fait éclater l'enveloppe policée du docteur Jekyll.
    Peut-on parler de surréalisme ? Non, sans doute, mais de délire promu au rôle d'une boussole de marine, menant droit au maelström.
Prisonnier pourtant du tourbillon qui l'entraîne, le lecteur ne peut que se laisser griser par un sentiment de liberté et d'imprévisibilité absolues moins illusoires que dans les produits culturels peu ou prou légitimes.
    Promeneur fasciné qui pénètre pour la première fois dans une foire à tout ou une décharge publique, telle héros de Michel Tournier, le lecteur s'aventure dans l'épaisseur innommable de la gadoue : "... conduit jusqu'au bord du Trou du Diable -comme on l'appelle ici -où Roanne exprime par le truchement de cinq camions ce qu'il y a en elle de plus intime et de plus révélateur, c'est-à-dire en somme son essence même, il est saisi d'une émotion et d'une curiosité intenses" (16). Et l'on en vient à se demander si le sexe, ici, est le but ou le prétexte à une exhibition, combien plus scandaleuse, du chaos.

Juliette RAABE
Université Paris VIII

 

1. La diffusion périodique des collections populaires, surtout vendues en kiosque, favorise un feed-back rapide de ce qui plaît ou ne plaît pas, d'où une meilleure capacité d'adaptation aux attentes du public.

2. Char!ie Hebdo , numéro 140, daté du 21 juillet 1973.

3. J.M. LO DUCA: "Manuel des confesseurs" et Krafft"Ebing en bandes dessinées. Essai sur les obsessions sexuelles à la lumière des bulles contemporaines. Editions DOMINIQUE LEROY Paris, 1982. Collection Vertiges graphiques.

4. Lo Duca avance le chiffre de deux millions de fascicules vendus chaque mois, en France

5. On peut observer actuellement un phénomène analogue (phase 3) avec la mode intellectuelle de l'horreur cinématographique (vieux genre populaire) à travers les films de Lynch et Tarentino.

6. Cette bande dessinée par Chesler Gould, parul dans le Chicago Tribune dès 1931

7. La mode "Sexe/Epouvante" -également présente au cinéma avec la revue Midi-Minuit (du nom du cinéma "mal famé" des grands boulevards) éditée à la même époque par Eric Losfel - constituait un phénomène si frappant que la très sérieuse Quinzaine littéraire avait publié un article (écrit par moi-même) sur ce sujet, sous le titre Le sadisme à portée de tous (numéro daté du 15 novembre 1966).

8. Dr R. von KRAFFf-EBING, Psychopatia sexualis, Payot pour l'édition française.

9. En France, leur apparition est particulièrement tardive.

10. Visible dans le Lo Duca op.cit. page 177.

11. Michel THEVOZ, L'Arl Brut. Edition "Collection de l'Art Brut" 1982.

12. Mikhaïl BAKHTINE, L'Oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, traduit du russe, édition française Gallimard 1982.

13. On sait que le premier travail de Jehovah a consisté, dans la Genèse, à trier, classer et nommer les éléments disparates tirés du chaos originel.

14. Les séances du Grand Guignol proposaient fréquemment une succession de deux ou trois pièces en un acte: vaudeville libertin, comique, épouvante. éventuellement combinés.

15. Juliette RAABE, "Légitimités et tabous du roman d'horreur" , Actes du colloque "Les Mauvais genres", Les Cahiers des Paralittératures n° 3, Editions du C.L.P.C.F., Liège 1992.

16. Michel TOURNIER, Les Météores, éditions Gallimard, Paris 1975.  

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