ELVIFRANCE
FRAGMENTS ARRACHES AU CHAOS
Prendre pour objet les
publications d'ELVIFRANCE, représente doublement une
gageure: à cause du caractère complexe et
quasi insaisissable du corpus; à cause de l'image
fortement négative qui lui est attachée.
ELVIFRANCE, rappelons-le,
représente la branche française des
éditions italiennes EDIPERIODICI, dont elle a repris
une partie des séries de fascicules de bandes
dessinées pour adultes, toujours imprimées en
Italie, au demeurant, et qui connurent dans notre pays un
certain nombre d'avatars sur lesquels nous reviendrons. Les
quelques remarques qui vont suivre se limiteront à
l'observation de cette branche française, même
si l'on peut noter que certains critères culturels
nationaux ont pu présider au choix des séries
adaptées en français ou expliquer leur faible
durabilité dans notre pays, comme le goût
spécifiquement italien pour l'antiquité, la
mythologie et la tradition boccacienne.
L'activité d'ELVIFRANCE
s'est étendue sur près de vingt ans ( 1970
-1990), multipliant des séries de durée
inégale ( de deux cents à moins de dix titres)
(l), à un point tel
qu'il s'avère difficile d'en reconstituer un panorama
complet. C'est ce que nous avons, cependant, tenté de
faire, sans jamais prétendre à
l'exhaustivité, en procédant quelquefois par
recoupements ou par déduction, en particulier pour la
datation, celle-ci ne figurant pas toujours sur le fascicule
lequel d'ailleurs n'a pas toujours fait l'objet d'un
dépôt légal, qui, lorsqu'il a eu lieu,
n'implique pas obligatoirement que les catalogues de la
Bibliothèque Nationale en aient conservé la
trace.
Quant à la
bibliographie, elle est maigre, même si elle
s'illustre par un article percutant et un ouvrage qui ne
l'est pas moins. Diverses mesures de "censure" ont
jalonné la carrière d'ELVIFRANCE
d'interdictions à l'affichage, à la vente aux
mineurs et à toute forme de publicité, ayant
pu même entraîner des disparitions
passagères. Ainsi, une interdiction
particulièrement spectaculaire devait frapper en
1973, par un décret de Marcellin, alors ministre de
l'Intérieur, huit séries mensuelles
publiées par cette société (Goldboy,
Jacula, Lucrèce, Isabella, JungLa, Lucifera, Venus de
Rome et Sam Bot). Un virulent Lundi de Delfeil de
Ton (2) tourna en
dérision cette croisade morale aux attendus plus
pervers sans doute que les publications visées,
d'autant qu'elle coïncidait avec la levée de
l'interdiction frappant jusqu'alors le roman de Boris Vian,
J'irai cracher sur vos tombes qui avait fait scandale
quelques années plus tôt. Quant à
l'étonnant album de Lo Duca, sous-titré "Essai
sur les obsessions sexuelles à la lumière des
bulles contemporaines" (3), il
confirme l'optique du théoricien de l'érotisme
au cinéma. Cet ouvrage important, auquel nous nous
référerons plus d'une fois, présente,
cependant, par rapport à notre projet, un double
inconvénient: être fondé essentiellement
sur l'édition italienne -EDIPERIODICI ou autres -et
laisser dans l'ombre une part importante de
l'intérêt que peuvent présenter ces
publications.
Mais, en préalable à
l'étude d'ELVIFRANCE, il nous a semblé
indispensable de revenir rapidement sur l'aspect historique,
à savoir l'émergence de la bande
dessinée pour adultes, et l'appareil légal
qui, dans notre pays, a permis d'en limiter, avec plus ou
moins de succès, les débordements.
Nous aurons l'occasion de
revenir sur les paratextes abondants et diversifiés
proposés par les fascicules ELVIFRANCE, mais il en
est un que l'on retrouve sur toutes les premières de
couverture, la mention "Collection pour adultes "
remplacée plus tard par "Bande dessinée pour
adultes", ou, plus simplement et sybillinement, "Bande
dessinée adulte" (sic ).
On a souvent tendance
à situer dans l'après 68 l'explosion des codes
et le franchissement général des tabous,
sexuels en particulier. En fait, le véritable
bouleversement a lieu durant la grande époque
gaullienne des années 60, et 68 aura, dans ce
domaine, essentiellement pour effet de légitimer et
de démocratiser des transgressions qui marquent la
période précédente. Consommant ainsi le
passage, classique, d'une phase I: marginalité et
contre- culture savantes, à la phase II :
popularisation et diffusion de masse (4). Avant d'atteindre la phase III :
régression de la diffusion de masse au profit d'une
récupération "mondaine" (5). Généralement
elle-même suivie d'une phase IV: "retour à la
censure" qui garantit la limitation institutionnelle au
public lettré. Et ainsi de suite...
Sans même parler
d'Histoire d'O, frappée à trois
reprises ni d'Emmanuelle (paru pour la
première fois "sous le manteau" en 1963), on peut
rappeler que les premiers SAS de Gérard de Villiers
(qui innovait en introduisant sexe et violence hard dans le
roman d'espionnage) parurent à partir de 1965. Quant
à la bande dessinée pour adultes, elle
existait, sans dire explicitement son nom, aux Etats-Unis,
dans les pages illustrées des quotidiens et dans
leurs suppléments dominicaux, telle la série
des aventures de Dick Tracy (6), équivalent BD des
récits noirs hard boiled, bien avant l'explosion de
la bande dessinée contestataire (illustrée en
particulier par Robert Crumb -Fritz the cat -et
Gilbert Shelton -Fat Freddy -) qui marquera les
années 70. Par contre, c'est dès le milieu des
années 60, qu'émerge de notre
côté de l'Atlantique une bande dessinée
nouvelle qui tourne le dos à la tradition de la BD
enfantine ou même simplement familiale. Si, en Italie,
le phénomène se produit d'emblée au
niveau des fascicules populaires, en France, la rupture se
marque avec les albums reliés et relativement
luxueux, publiés par Eric Losfeld aux éditions
du Terrain Vague: tels Barbarella (1ère
édition : 1964, initialement publiée dans V
magazine dès 1962) de Jean- Claude Forest, Les
Aventures de Jodelle (1966) et Pravda la
Survireuse ( 1967) de Guy Pellaert… Tous albums qui
valurent à leur éditeur des interdictions
(affichage, vente aux mineurs, publicité), au nom de
la Loi sur le contrôle des publications
destinées à la jeunesse, promulguée
le 16 juillet 1949, maintes fois amendée
(renforcée en fait) par la suite et en vigueur
jusqu'à nos jours. Le débat sur la protection
morale des enfants, débat dont la cible aujourd'hui,
et pour cause, n'est plus la BD mais la
télévision, le Minitel et les jeux
vidéo, n'a pas cessé d'alimenter des
polémiques répressives plus ou moins troubles
(droite/gauche), et l'on peut sourire de retrouver, presque
mot pour mot, aujourd'hui, les accents qui animèrent
les zélateurs de la loi de 49 lorsqu'il s'agissait
simplement, à l'origine, de protéger nos
enfants des fascicules corrupteurs du Fantôme,
champion du bien, sous le prétexte qu'il portait un
masque et n'exerçait dans la société
aucune fonction rétribuée.
Mais pour revenir aux
adultes, et, comme l'on sait, il n'est si bonne incitation
à la transgression qu'une morale répressive,
ce sont les pays catholiques méditerranéens
qui en constituent le terrain d'élection. En 1960-70,
l'Espagne est encore hors jeu, du fait du franquisme.
L'Italie, par contre, en proie aux affrontements
déchirants entre la vieille culture catholique,
l'influence américaine et le miracle
économique, marque le coup dès le milieu des
années 60 qui virent éclore dans tous les
kiosques transalpins une invraisemblable floraison de bandes
dessinées pour adultes aux titres évocateurs
(épouvante et sexe mêlés), tels que
Diabolik, Demoniak, Fantasm, Genius, Killing, Kriminal,
Masokis, Sadik, Satanik, Spettrus, Superwomen, Tetrus,
Vampir, pour n'en citer que quelques- unes (7), bientôt suivies de
tentatives photographiques (on sait que l'inventeur du
roman-photo n'est autre que l'Italien Cino Del Duca) dont la
série Satanik, traduite en français et maintes
fois frappée par "la censure", est le plus beau
fleuron. Pour revenir à notre propos, ce n'est pas
moins d'une soixantaine de séries différentes
sur lesquelles nous avons pu retrouver le sigle EF, mince
paratexte de couverture cantonné dans un triangle de
couleur et que ne viennent compléter, en tant
qu'informations purement textuelles que le titre du
fascicule (avec ou sans nom de série), l'indication
-obligatoire -"Bande dessinée adulte"
déjà évoquée et la mention du
prix. Celui-ci, de 2 F à l'origine, se trouvant
à l'occasion suivi de l'indication des prix
pratiqués dans les pays suivants: Belgique,
Algérie, Suisse, Maroc, Canada. Triomphe de la
francophonie qui laisse toutefois rêveur lorsqu'il
s'agit de pays du Maghreb et, en particulier, de
l'Algérie, sortie alors depuis à peine dix ans
de la guerre d'indépendance.
Une grande
irrégularité préside aux
éléments mis en place pour le repérage
des différentes séries. Tantôt le titre
de la série (on en verra quelques exemples
ci-dessous) est le nom du personnage (Jacula, Isabella,
Maghella... ) ou encore un terme choc, qu'une typographie
recherchée transforme en un véritable logo
(cf. Zara, Incube) dont la mise en page sur la couverture
peut quelquefois concurrencer l'illustration proprement
dite. Plus tard, la série ne sera identifiable que
pour un initié, capable de repérer la
présence d'une petite zone colorée, ou encore
d'une simple lettre, initiale d'une couleur par ailleurs
invisible, indices renforcés éventuellement
à l'intérieur du fascicule par un logo
accompagnant généralement la liste des titres
disponibles dans la série et le bon de commande
correspondant. A noter, au demeurant, le caractère
graphiquement clair, mais génériquement
brouillé, de ces logos (tête de rapace, tombeau
surmonté d'une croix de Malte, coeur cloué),
ou "illustrations d'annonce" (mains crochues tenant un objet
qu'on suppose être un fascicule) sensés
renvoyer respectivement au thriller, au fantastique ou
à la Science Fiction.
A première vue, la
difficulté semble moindre si l'on tente
d'établir un classement dans l'ensemble des titres de
séries proposées dont une partie renvoie
à des catégories génériques
identifiées :
-Fantastique/Epouvante
(Outre-tombe, Terror, Incube, Ténèbres)
parmi lesquels les histoires de vampires modernes
(Jacula)
-Epouvante non
surnaturelle ou thriller ( Electrochoc, Histoires
noires...), ou fait divers spectaculaire (Histoires
sanglantes)
-Science Fiction,
exotisme extra-terrestre (Zordon)
-Erotisme à
connotations historiques (antiques ou non), exotiques,
fantastiques ou autres, en particulier ce que j'apellerais
le "merveilleux libertin" (Jacula -cette superbe
blonde vampire au nom évocateur -, Lucifera,
Lucrèce, Jungla, Isabella, Maghella -en italien :
petite magicienne... aux aventures salées
suggérées dès le titre: Il
était un doigt ou encore Sus aux
Klitorides ). Pornographie (BD hard ).
-Comique troupier au sens
large (Salut les bidasses) ou "sexe et rigolade"
(Sam Bot, Zip, Les Cornards...)
Ailleurs le codage est
flou avec ses couleurs inépuisables (Verte, Rouge,
Grise, allant jusqu'à sept couleurs
simultanées dans la dernière période)
ou encore ses titres à la limites du paradoxe, comme
Prolo, dont la lecture nous fera découvrir le
héros, Speedy, dit le gonze à l'aise, dont le
remarquable outillage sexuel lui permet de baiser les
patronnes et -métaphoriquement parlant -les
patrons.
Quoi qu'il en soit, les
références génériques trouvent
une très partielle confirmation dans l'examen des
quelques 320 titres de fascicules que nous avons pu
retrouver (ensemble représentant vraisemblablement
moins de 20 % de la production totale), même si le
partage Fantastique/Science Fiction semble bien peu
rigoureux et si le calembour leste tend à effectuer
un peu partout des incursions. Tendance à
l'omniprésence du sexe que confirme, avant même
l'entrée dans le récit proprement dit,
l'examen des illustrations de couverture (femme(s)
dépoitraillée(s) obligatoire(s) et des
paratextes publicitaires abondants qui, dans chaque
fascicule, apparaissent à l'occasion de la
présentation des autres séries disponibles ou
encore de telle ou telle messagerie
télématique.
Cette première
approche tend à confirmer le point de vue de Lo Duca:
sous des oripeaux divers, c'est toujours de sexe qu'il
s'agit et, au fil des années, de pornographie
(im)pure et. simple.
C'est pourtant cet
"(im)pur et simple" qui s'avère poser problème
dès que l'on examine de plus près les
documents concernés. Certes, la dimension "catalogue"
des situations et des positions érotiques, voire
"répertoire des perversions" telles qu'elles furent
exposées par Krafft-Ebing dès le début
du siècle (8) est bel et
bien omniprésente. Encore faut-il démontrer
que tout le reste n'est que prétexte, habillage,
alibi, et que le mélange ne constitue pas, en
lui-même, un fait essentiel. A ce propos, deux
observations: tout d'abord la confrontation des publications
ELVIFRANCE avec des publications concurrentes comme les
différentes séries de BD pour adultes,
également vendues en kiosques, sous le sigle "Comics
Pocket" intégrant le logo des Presses de la
Cité: Aventures fiction, Etranges aventures,
Spectre, Hallucinations, ou encore adaptées de
séries romanesques (Coplan, La Louve etc.)...Quoique
visant sans doute le même public, mais
présentant un aspect normé (sujets, structures
du récit, graphismes...) celles-ci convenaient sans
doute mieux (sinon au public) du moins à un grand
éditeur que le fourre-tout proposé par
ELVIFRANCE. D'autre part, nombre de lecteurs anciens dont on
n'a aucune raison de suspecter la bonne foi, affirment avoir
apprécié les publications d'ELVIFRANCE pour
bien d'autres raisons que le sexe seul, même si les
scènes hard en faisaient partie
intégrante.
Par ailleurs, si l'on
peut constater d'emblée (CQFD) une très grande
inégalité de qualité, tant dans la
structure des récits que dans le dessin, il n'en faut
pas pour autant jeter le bébé avec l'eau du
bain et il convient de rappeler que de grands dessinateurs
n'ont pas dédaigné de travailler pour
EDIPERIODICI, même si les noms d'auteurs n'ont pas
toujours été mentionnés (9). Par exemple: Milo Manara qui
dessina, entre autres, une grande partie de la série
italienne Genius, ainsi que les Jolanda et les
premiers numéros de Terreur repris par
ELVIFRANCE ; Stellio Fenzo, assistant de Hugo Pratt et
dessinateur de Jungla, Sandro Angiolini
(Isabella). Pour mémoire, Magnus avait
dessiné et signé parfois les aventures de
Satanik et de Kriminal durant près de
dix ans.
Pour en revenir aux
collections en tant qu'ensemble de récits en bandes
dessinées, porteurs d'un certain nombre de traits
stables ou variables, on s'attendrait à y trouver une
ligne directrice, des repères qui, par delà
les variantes génériques déjà
évoquées, nous paraissent indispensables pour
prendre en considération un corpus éditorial.
Je m'explique: si l'on prend, par exemple, la cas du Fleuve
Noir, dernier représentant des grands éditeurs
populaires français, il n'est pas impossible de
mettre en évidence, au moins jusqu'à la fin
des années 80, un certain nombre de traits
structurant l'ensemble de la production si
diversifiée fût-elle.
C'est à la recherche de tels traits
structurants que nous partirons maintenant à travers
le foisonnement des parutions ELVIFRANCE. Nous avons
déjà vu que nous ne trouverons ces traits, ni
à travers la continuité et la claire
définition des séries, ni par
l'établissement d'une liste lisible d'auteurs, ni
même au travers d'une galerie de portraits de
héros, ceux-ci se révélant le plus
souvent issus d'une combinaison instable
d'éléments préexistants. Même les
héros les plus marquants comme Maghella manifestent
une fantaisie, une capacité d'improvisation au sens
narratif qui donne, me semble-t-il, même aux
séries consacrées aux aventures d'un seul
personnage un caractère fragmentaire et
cahotant.
Le lexique, tel qu'on
peut le saisir à travers les divers niveaux de
titrages (séries et épisodes) et à
partir des importants paratextes de type promotionnel,
manifeste une organisation tri-polaire assez stricte:
d'abord tout le registre de la mort, avec son appareillage
de squelettes, momies, cimetières, de la peur, de
l'étrange ou de la féerie, de la
monstruosité terrestre ou spatiale; de la violence
avec une prédilection pour les agressions
sanguinaires et les fragmentations. Le sexe, avec ses
sous-entendus graveleux dans les titres, ses femmes
dénudées obligatoires, ses pratiques
réputées perverses, les nombreux viols ayant
souvent pour effet soit d'autres violences (vengeances
sanguinaires) soit des naissances aberrantes voire
monstrueuses (pont avec le premier registre). Le rire,
même s'il constitue le ressort
privilégié de certaines séries, pousse
en fait ses excroissances jusque dans les tombeaux où
la mort, le mort parfois, ne dédaigne pas le
calembour. Le gag, visuel ou verbal, fait incursion dans des
territoires abominables, par le biais des rebondissements
les plus extravagants (un exemple: La
différence où le problème des
extra-terrestres venus sur terre est d'éviter de se
faire repérer par leur seule différence, la
couleur de leur sperme. Ailleurs, dans la série
L'Eclatant, c'est un bricoleur fou qui
déclenche sur son passage explosions catastrophiques
et éclats de rire sans dédaigner pour autant
les satisfactions de la chair. Et l'imagination
débordante de Maghella l'amènera à des
créations dignes des Machines
célibataires de Michel Carrouges, comme "la
machine à cunnilinctus pour laiderons".
Un autre trait
remarquable (également observable dans de nombreuses
publications au statut culturel dévalorisé),
l'abondance de références culturelles
prestigieuses. Ainsi ces exergues adaptés ou non au
contenu du récit qu'ils introduisent. Et si l'on ne
comprend pas toujours ce que viennent faire Pétrarque
ou Sophocle, on peut saluer la remarquable pertinence de la
citation d'Athalie en tête de Lugubre
Signal, histoire fondée sur la fragmentation
progressive d'un corps. En tout état de cause,
hors-texte et inter-texte génèrent des
ouvertures et des ponts, sans doute plus perceptibles au
public italien (Contes malicieux et tradition du
Décaméron ). La dérivation,
l'imitation à partir de modèle savants ne
débouchent que rarement sur le véritable
plagiat, même si l'on peut se poser la question
à propos de l'univers concentrationnaire
représenté dans L'Astéroïde des
damnés, riche de nombreuses
références culturelles en dehors même
des Carceri de Piranèse. En fait, la
référence est omniprésente, ne
serait-ce que dans les écarts sexuels qui prennent
sens en fonction des Manuels de confesseurs, comme
l'a montré Lo Duca, dans l'ouvrage déjà
cité.
L'ASTEROÏDE DES DAMNÉS, dans
l'univers concentrationnaire galactique. De
nombreuses planches ou cadres de ce fascicule sont
inspirées, plus ou moins directement, de
Piranèse que le dessinateur a su
compléter de scène de son cru qui
préservent habilement l'esprit de l'artiste.
|
Giovanni Battista Piranesi dit Piranèse
(1720-1778), gravure tirée de la
scène des Carceri (Prisons) planche III
|
Il est certain, en effet, que,
dans la représentation des sexes (femme
exhibée, homme montré plus
discrètement), dans le choix des scènes
privilégiant le sado-masochisme ( on pense aux
Larmes d'Eros de Georges Bataille (1961), la
nécrophilie et la sodomie, une certaine constance
peut être observée. Mais, dans cette constance
même, apparaissent des éléments de
déplacement et de brouillage : dans ces conduites et
ces corps monstrueux appartenant le plus souvent à
des extra-terrestres qui constituent un véritable
leitmotiv, support cathartique aux fantasmes les plus fous,
même s'ils sont souvent, à proprement parler,
parachutés dans un récit qui peut se
dérouler dans une période historique
quelconque, de l'antiquité égyptienne à
l'an 3000. L'anormalité humaine étant, si l'on
veut, projetée en hors-champ dans les espaces
inaccessibles de l'ailleurs et du demain, consommant une
quête analytique "à rebours". Ainsi,
grâce au recours successif ou conjugué aux
débordements imaginatifs de la magie et de la science
tout devient possible, bien qu'une certaine exigence
explicative -plus proche toutefois du non-sens que de la
raison -se manifeste. Ainsi, lorsque le héros
aperçoit, au loin, dans le désert du Nouveau
Mexique, deux femmes qui se déchiquètent
mutuellement en accompagnant leur destruction de
manifestations bruyantes de bonheur et de plaisir, une
explication -si délirante soit-elle -est toutefois
donnée: il s'agit d'extra-terrestres - encore -qui,
dépourvues de chair, donc de sensations, viennent sur
Terre pour endosser nos corps et connaître enfin
l'ivresse de la douleur.
Cet alliage
récurrent entre sexualité et Science-Fiction
constitue l'un des traits les plus originaux de ces
histoires dont il justifie tous les débordements tant
narratifs que graphiques en fournissant une raison plausible
à la fascination de tout un public jeune, amateur de
SF, à qui ce dernier genre, sous ses formes
littéraires ou cinématographiques, n'a
longtemps proposé qu'un ascétisme
rigoureux.
En résumé,
peu de constantes, confusion du territoire des genres dont
la carte semble irrémédiablement perdue,
idéologie contradictoire, jusque dans l'image de
l'étranger, ou mieux encore de la femme. Ici
exhibée, violée, torturée, ailleurs
maîtresse du récit (voir les séries
éponymes) et parfois du monde. A côté
des victimes, se dresse ainsi toute une galerie
d'héroïnes indépendantes et combatives,
en particulier dans les séries historiques
(lsabella doit sans doute beaucoup à
Angélique, marquise des Anges), fantastiques
(vampiresses, telles Jacula ou Zara), semi-fantastiques avec
leurs sorcières multiformes, exotiques avec leur
virginale Jungla, équivalent féminin de
Tarzan.
Dans cet univers
déréglé, le lecteur n'a que peu de
bouées auxquelles accrocher quelques certitudes: le
ridicule de l'homosexualité masculine
(l'homosexualité féminine, par contre,
fréquemment représentée, peut
l'être aussi bien de façon positive que
négative, ainsi, dans La Communauté du
mal, une étudiante droguée et
séduite par la maîtresse de son père,
lui exprimera au matin une horreur et un mépris si
violents que cette dernière n'aura d'autre ressource
que de l'étrangler).
Restent heureusement
quelques repères visuels, tels des balises flottant
sur un océan démonté: cette
entrée dans le récit, qui adopte un
modèle constant avec sa pleine page "paisible"
situant de façon réaliste le lieu et le moment
de l'action qui débutera à la page suivante. A
la limite de la carte postale de voyage ! Et puis il y a les
visages des personnages, volontiers évocateurs de
vedettes de cinéma, tels Delon ou Belmondo dont les
noms des personnages, à peine déformés,
viennent renforcer la crédibilité. Et on aura
aussi, comme le note Lo Duca, la surprise de
découvrir, au détour d'un récit,
Churchill, De Gaulle ou... Fellini.
On aura constaté
sans peine que notre tentative pour dégager des
constantes se solde par un échec, la plupart des
constantes découvertes. ne constituant qu'un
élément de brouillage supplémentaire.
Et, effectivement; la conclusion à laquelle on est
irrévocablement amené, est celle du triomphe
général du hors-norme institué en
unique règle !
L'inintelligibilité du récit est
fréquente, rendant le résumé de
l'action quasi impossible. Le marquage d'une séquence
à la suivante est souvent éludé et l'on
passe, sans préavis, d'un siècle, ou d'un
astre, à un autre. Contrairement à ce qui se
passe dans les romans populaires, récit dans le
récit, construction en abîme, flash-back sont
monnaie courante. Nous avons déjà
souligné la fréquence d'apparition de
personnages ou de comportements inclassables, de monstres
absents de tout répertoire (tels ces quatre
hippoqueues dont un jeu graphique de labyrinthe propose de
deviner lequel obtient la fellation prodiguée par
Maghella (10). Malgré la
fréquence des "exhibitions", un jeu constant
s'instaure entre voyeurisme et invisibilité sur le
thème omniprésent du
caché/montré. Le recours fréquent au
dessin des sexes ou des accouplements en ombre chinoise va
au-delà d'une simple technique picturale.
L'invention, ici, est inépuisable qu'illustre le
strip-tease d'une momie égyptienne dans une aventure
de Jacula, Le baiser de la momie et plus encore
l'étonnante Femme voilée. Malgré
les indices nombreux (dont le premier est l'exergue de
Céline) et différentes remarques sur d'autres
étrangetés de la mystérieuse,
malgré les hypothèses formulées par les
personnages .'normaux" du récit, il faudra attendre
le milieu de l'histoire pour voir enfin ce que cache le
voile, ou, plutôt où se trouve ce qu'il ne
devrait pas cacher.
LA FEMME VOILÉE, fascicule non
daté (vraisemblablement fin des
années 70), sans indication de série,
illustration remarquable du
caché/montré que renforce, dés
la page du titre, l'exergue de
Louis-Ferdinand CELINE : Dès que dans
l'existence ça va un tout petit peu
mieux on ne pense plus qu'aux
saloperies " (souligné par moi).
Sur le plan de la mise en page, on
notera le contraste entre la femme voilée
d'un dessin particulièrement net et le
décor sur lequel elle s'inscrit,
difficilement interprétable (en fait le
tableau de bord d'une soucoupe volante)
qu'agrémente le personnage rapporté
de la femme nue, suspendue -à quoi ?- et
dont les seins et le bas ventre sont
opportunéments voilés par le faisceau
de mystérieux rayons, faisant ainsi
écho au personnage principal.
|
On l'aura deviné: se souvenant, peut- être,
de la peinture de Magritte (Le Viol, 1934), le
dessinateur a placé la bouche de la dame sur son
bas-ventre, intervertissant les places respectives de nos
deux orifices naturels (rien n'est dit de l'anus, pourtant
volontiers évoqué ailleurs !), et
générant une obscénité
inédite lorsque la femme voilée relève
sa jupe pour manger ou, mieux, encore, pour parler au
micro.
La pornographie ici
côtoie sans cesse le gag. La géométrie
elle-même est profanée dans des jeux
topologiques qui poussent la symétrie jusqu'à
l'absurde ou, au contraire, destructurant l'image,
entremêlent les plans de façon aberrante,
faisant des corps pourtant intacts des personnages un amas
de fragments aux proportions irréelles, aux
duplications fascinantes auxquelles les viols collectifs
fournissent un fallacieux prétexte.
Fragmentation,
réversibilité, contradiction,
dénégation sont de règle. Les logos
basculent (horizontalité/verticalité) sans
cause apparente (comme le coeur cloué par un
phallique poignard au pommeau en forme de crâne qui
signale la Série Verte). La récurrence de
certains termes s'accompagne d'une inversion grammaticale
qui introduit une faille entre deux titres pourtant
chronologiquement voisins tels Orgies de sang et
L'île des orgies. Une des dernières
séries, dite Grise, propose dix-sept premiers titres
dont la dominante évoquerait plutôt le Roman
sentimental (Histoire de famille, Merci, mon amour; La
coopérative de l'amour, Un homme simple, Mon cher
journal etc.), ces titres bénins recouvrant, en fait,
des histoires particulièrement hard, tant sur le plan
du sexe que de la violence. A ces brouillages volontaires,
les aléas d'une traduction hâtive viennent
encore ajouter une opacité supplémentaire:
interversions des genres et des nombres, des noms propres et
des noms communs.
Néologismes,
peut-être inconscients, comme ce MONSTRUEL! qui
inaugure la liste {PHALLIQUE ! EXCITANT !) des qualificatifs
publicitaires d'une nouvelle collection.
En un mot, le Chaos.
Mais ce chaos, fait sens.
Il est le propre de L'Art Brut (11) qui érige le
mélange en manifeste silencieux. Il puise aux racines
de la culture populaire dont Bakhtine (12) a montré que la constante
réversibilité est l'une des
caractéristiques fondamentales. Il brasse dans son
chaudron pré-génésique (13) la triade des émotions
primaires que sont le rut, la peur et le rire. En ce sens,
il se rattache clairement à la tradition
carnavalesque qui, après le Grand Guignol (14), revit aujourd'hui dans le Gore
cinématographique et littéraire, qui se
complaît dans l'évocation des corps
éclatés et des retournements topologiques et
dans la confusion, honnie, des genres (15). Il est le chaos originel, le
ça des profondeurs, le mister Hyde qui fait
éclater l'enveloppe policée du docteur
Jekyll.
Peut-on parler de
surréalisme ? Non, sans doute, mais de délire
promu au rôle d'une boussole de marine, menant droit
au maelström.
Prisonnier pourtant du tourbillon qui
l'entraîne, le lecteur ne peut que se laisser griser
par un sentiment de liberté et
d'imprévisibilité absolues moins illusoires
que dans les produits culturels peu ou prou
légitimes.
Promeneur fasciné
qui pénètre pour la première fois dans
une foire à tout ou une décharge publique,
telle héros de Michel Tournier, le lecteur s'aventure
dans l'épaisseur innommable de la gadoue : "...
conduit jusqu'au bord du Trou du Diable -comme on l'appelle
ici -où Roanne exprime par le truchement de cinq
camions ce qu'il y a en elle de plus intime et de plus
révélateur, c'est-à-dire en somme son
essence même, il est saisi d'une émotion et
d'une curiosité intenses" (16). Et l'on en vient à se
demander si le sexe, ici, est le but ou le prétexte
à une exhibition, combien plus scandaleuse, du chaos.
Juliette RAABE
Université Paris VIII
1. La diffusion périodique des collections
populaires, surtout vendues en kiosque, favorise un
feed-back rapide de ce qui plaît ou ne plaît
pas, d'où une meilleure capacité d'adaptation
aux attentes du public.
2. Char!ie Hebdo , numéro 140, daté du 21
juillet 1973.
3. J.M. LO DUCA: "Manuel des confesseurs" et Krafft"Ebing
en bandes dessinées. Essai sur les obsessions
sexuelles à la lumière des bulles
contemporaines. Editions DOMINIQUE LEROY Paris, 1982.
Collection Vertiges graphiques.
4. Lo Duca avance le chiffre de deux millions de
fascicules vendus chaque mois, en France
5. On peut observer actuellement un
phénomène analogue (phase 3) avec la mode
intellectuelle de l'horreur cinématographique (vieux
genre populaire) à travers les films de Lynch et
Tarentino.
6. Cette bande dessinée par Chesler Gould, parul
dans le Chicago Tribune dès 1931
7. La mode "Sexe/Epouvante" -également
présente au cinéma avec la revue Midi-Minuit
(du nom du cinéma "mal famé" des grands
boulevards) éditée à la même
époque par Eric Losfel - constituait un
phénomène si frappant que la très
sérieuse Quinzaine littéraire avait
publié un article (écrit par moi-même)
sur ce sujet, sous le titre Le sadisme à
portée de tous (numéro daté du 15
novembre 1966).
8. Dr R. von KRAFFf-EBING, Psychopatia sexualis, Payot
pour l'édition française.
9. En France, leur apparition est particulièrement
tardive.
10. Visible dans le Lo Duca op.cit. page 177.
11. Michel THEVOZ, L'Arl Brut. Edition "Collection de
l'Art Brut" 1982.
12. Mikhaïl BAKHTINE, L'Oeuvre de François
Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la
Renaissance, traduit du russe, édition
française Gallimard 1982.
13. On sait que le premier travail de Jehovah a
consisté, dans la Genèse, à trier,
classer et nommer les éléments disparates
tirés du chaos originel.
14. Les séances du Grand Guignol proposaient
fréquemment une succession de deux ou trois
pièces en un acte: vaudeville libertin, comique,
épouvante. éventuellement combinés.
15. Juliette RAABE, "Légitimités et tabous
du roman d'horreur" , Actes du colloque "Les Mauvais
genres", Les Cahiers des Paralittératures n° 3,
Editions du C.L.P.C.F., Liège 1992.
16. Michel TOURNIER, Les Météores,
éditions Gallimard, Paris 1975.
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